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Interview de Christophe Léotard

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Après sa victoire 3,5-0,5 contre les machines Hiarcs et Chess Tiger, Christophe Léotard a accepté de répondre aux diverses interrogations des intervenants de France-Echecs. C’est Nicolas Dupont, un habitué de ce site, qui s’est chargé de la compilation et de la rédaction des questions.

1) Tu es un champion très discret. On aimerait te connaître un peu mieux. Peux-tu nous donner rapidement ton CV ?

J’ai 35 ans, je suis marié et j’ai deux filles de 10 et 7 ans.

J’ai appris à jouer aux échecs vers l’âge de 16 ans et je pratique le jeu par correspondance depuis 1992. J’ai obtenu le titre de GMI l’année dernière, j’ai été 3 fois consécutivement champion de France (1995, 1996, 1997) et je suis aujourd’hui 18ème au classement mondial (2647).

Je vais bientôt jouer pour une place en finale du 1er championnat du monde e-mail et j’envisage aussi de tenter une qualification pour une finale par voie postale.

2) Le monde «pendule» traverse une crise. A l’instar de celui de la boxe, on a plusieurs organisations, plusieurs champions du monde … On évoque même la possibilité de matchs truqués.
Ton opinion ?

La soif d’argent et de pouvoir pervertit la plupart des personnalités de cette planète. Je ne vois pas pourquoi le milieu des échecs professionnels ferait exception. Je pense que depuis la guerre froide entre Fischer et la Russie, depuis les duels épiques Karpov-Kortchnoï puis Kasparov-Karpov, la lutte échiquéenne se confond, jusqu’à parfois s’y substituer, en une lutte d’influences, avec le cortège de compromissions et de soumissions que cela sous-entend.

Aujourd’hui, les joueurs semblent plus assoupis, comme s’ils avaient pris leur parti de cette situation ; on ne retrouve plus entre les meilleurs mondiaux cette animosité qui pouvait lier échiquéennement parlant Karpov et Kasparov dans d’épuisants combats à couteaux tirés.

Il n’y a plus cette magie, cette dramaturgie. Alors, on se pose inévitablement des questions.

En ce qui concerne le match «Braingames» entre Kasparov et Kramnik, il semble que ces deux joueurs se respectent un peu trop d’où certains doutes et un match moyen au niveau qualité de jeu. Je dois avouer avoir pensé à la possibilité de trucage avant même que ne débute le match, histoire de bien rentabiliser une revanche. Mais il ne faut pas oublier que Kramnik est un joueur absolument extraordinaire, peut-être le plus doué de tous les temps, alors même qu’il ne s’est pas toujours donné les moyens de cultiver son immense talent.

Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression que Kasparov est tombé sur plus fort que lui, ce qui, j’en conviens, peut paraître difficile à admettre tant est charismatique le personnage. Dans le meilleur des cas, je crois que Kasparov n’a jamais pu retrouver la rage qui fit sa force contre Karpov. Kramnik est trop sympathique pour Kasparov et un Kasparov ramolli, ce n’est plus Kasparov.

Aux échecs, la haine de l’autre est le principal moteur de la force d’un certain type de joueurs. Cela pourrait expliquer aussi que Kasparov soit devenu un joueur sans relief l’espace de son match contre Deeper Blue. Je n’ose imaginer qu’il ait pu monnayer l’honneur de la pensée humaine face à la machine. Mais, je suis un grand naïf …

3) Le monde “JPC” est aussi en crise, du moins en France. Les non-spécialistes voient deux clans s’affronter et beaucoup de flon-flon rhétoriques. Peux-tu nous expliquer les origines et les causes du conflit ?

D’abord, je n’aime pas l’expression «flon-flon rhétoriques» quand je sais, depuis presque un an que notre réflexion a commencé, toute l’énergie que notre équipe a dépensé pour parvenir à faire bouger les choses. Le profane ne peut comprendre ce qui se passe ou bien il s’en fiche mais il devient exaspérant quand il tourne en dérision l’entreprise de ceux qui se sont engagés de toutes leurs forces dans ce combat.

Tout est parti de cet amer constat : les effectifs de l’AJEC ont énormément diminué ces dernières années jusqu’à atteindre le seuil critique où le Courrier Des Echecs (CDE) paraissait à perte et les équipes dirigeantes qui se sont succédé n’ont jamais su enrayer ce phénomène de désertion. Les élections d’Aubusson permettant de pourvoir 5 places au comité directeur, nous savions que c’était la dernière chance pour injecter du sang neuf.

Au début, nous étions une poignée d’amis qui n’y croyaient guère tant la chape de plomb recouvrant l’AJEC nous paraissait impossible à soulever. C’était vraiment très dur, il fallait sans cesse se remotiver parce qu’on savait qu’on s’attaquait aux dinosaures de l’AJEC, à des habitudes bien ancrées, à des mentalités poussiéreuses, à tout un passé «d’amateurisme dogmatique» ; expression très juste empruntée à un internaute que cette AJEC-là a fini par dégoûter.

Jusqu’à maintenant, l’AJEC n’a organisé qu’un seul tournoi exclusivement e-mail. Quand on sait l’ampleur qu’a pris cette forme de jeu, il n’est pas étonnant que de nombreux adhérents aient fui vers d’autres cieux.

J’ai compris aujourd’hui que derrière le prétexte associatif se cachait toute une doctrine politique qui, même inconsciemment, dictait les choix et les comportements. C’est sans doute ce qui est le plus révoltant car les dirigeants d’une association ne sont pas là pour mettre en pratique leurs convictions idéologiques personnelles au détriment de la masse des adhérents.

Alors que nous ne parlions que d’ouverture, le président par intérim, dont le CDE était devenu le journal intime, persistait dans l’ostracisme en interdisant aux moins de 2250 l’accès aux compétitions internationales et en supprimant des tournois qui plaisaient aux adhérents ; tout cela en contradiction totale avec nos statuts (l’AJEC, c’est le jeu pour tous) et pour obliger une certaine catégorie de joueurs à ne s’inscrire qu’à des tournois nationaux.

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase car les adhérents ont bien compris que l’AJEC ne pouvait plus vivre dans une telle autarcie. Ils ont voté massivement et les candidats réformateurs ont récolté les 2/3 des suffrages.

Quelques-uns de nos opposants ont accepté démocratiquement le verdict des urnes et certains «anciens» ont même accepté de travailler avec nous, ce dont se réjouit le nouveau président Coclet. Mais, ce qui me navre et me révolte, c’est l’incroyable obstruction, à des tas de niveaux, dont a été et dont est encore victime la nouvelle équipe. Ceux qui ne savent parler que de solidarité associative sans jamais rien entreprendre, qui mettent la devise «amici sumus» à toutes les sauces, sont les mêmes qui n’agissaient que pour leurs propres intérêts, qui se plaisaient à entretenir des querelles personnelles aussi teigneuses que puériles, qui ont employé les plus basses méthodes pour essayer de nous barrer la route et qui veulent nous voir échouer, même si, suprême immoralité, l’AJEC devait sombrer avec nous.

Entre autres aberrations antidémocratiques, certains membres du comité directeur sont récemment allés jusqu’à signer ou soutenir un appel à quitter l’AJEC ! D’ailleurs, à Aubusson, l’un de ces charmants personnages nous a clairement fait comprendre qu’il ne ferait plus rien pour l’AJEC. De fait, il ne fait rien du tout (il n’est pas le seul) et ne démissionne pas !

Dans ces conditions, je doute parfois que nous réussirons à insuffler ce nouveau dynamisme qu’attend l’AJEC depuis si longtemps. Mais je reprends espoir en pensant aux saines structures de l’AJEC et à son caractère officiel dans le giron de la fédération internationale (ICCF). Et je me dis que tout le monde finira bien par comprendre où était la vérité quand ils verront le CDE repris sérieusement en mains, le superbe nouveau site web (ajec-echecs.org), les nouveaux tournois e-mail (coupe de France, tournois à 5, championnat interclubs et peut-être aussi un championnat de France …) à côté des traditionnels tournois postaux qui doivent être préservés et toutes sortes d’autres nouveautés que l’on s’apprête à proposer.

4) Un événement majeur est intervenu dans notre sport : l’arrivée de machines de plus en plus «intelligentes». Elles nous surpassent déjà au jeu pendule et ne tarderont peut-être pas à le faire aussi dans le JPC. Ton avis général sur les monstres de silicium ?

Plus le temps de réflexion se réduit, moins l’homme peut rivaliser. Par correspondance, il n’est pas rare de réfléchir 15 jours sur une position, d’analyser des variantes qui vont de l’ouverture à la finale.

D’autre part, les humains ont un grand avantage sur les machines en ce sens que leurs bibliothèques d’ouverture sont largement supérieures, aussi bien qualitativement que quantitativement. C’est loin d’être le cas à la pendule.

Le n°1 mondial par correspondance, Timmerman, est classé 2734. Il est établi que les meilleures machines ne dépassent pas 2100 à la cadence correspondance, et je suis peut-être encore trop généreux.

Les chiffres précédents parlent d’eux-mêmes et j’ajoute que si la marge de progression des machines fut très importante à une époque, elle s’est considérablement réduite aujourd’hui, contrairement à ce que certains veulent bien laisser croire.

   

5) Beaucoup pensent que la plupart des joueurs PC les utilisent (pourquoi se priver ?). Est-ce exact ? Toi même, les utilises-tu dans ta pratique courante ? Si non, comptes-tu le faire un jour ?

Peut-être qu’entre 2 joueurs d’un niveau 1800 correspondance, celui qui utilise une machine a plus de chances de l’emporter. Quoi que, ce n’est même pas sûr, comme pourraient le démontrer certaines parties du match hommes-machines. De toute façon, sauf indécente gloriole, je ne vois pas où serait l’intérêt de n’être que l’opérateur d’une machine pour battre un joueur qui ne serait pas capable de la surpasser.

A part ces quelques cas extrêmes, je crois que la plupart des joueurs savent (et ont tout intérêt à le savoir) se servir de la machine comme d’un outil à part entière, exactement au même titre que l’encyclopédie des ouvertures par exemple.

Néanmoins, j’ai le sentiment que ce contrôle de l’homme sur la machine est inversement proportionnel au nombre de parties en cours. Il y a un moyen assez infaillible pour reconnaître ces joueurs qui se robotisent : ils jouent extrêmement vite. Par exemple, dans une de mes parties e-mail actuelles (cadence 60 jours/10 coups), mon adversaire, pour 22 coups joués, n’a dépensé au total que 20 jours de réflexion !! A titre de comparaison, j’en suis à 114 jours. Donc, si j’ai un adversaire qui «me blitze» et si je constate dans Eloquery (super programme consacré à tous les joueurs reconnus par l’ICCF) qu’il a beaucoup de parties en cours, je sais tout de suite à qui (ou plutôt à quoi) j’ai affaire.

Pour ma part, je me suis toujours efforcé de ne pas trop souvent dépasser la barre des 20 parties simultanées, 32 fut mon maximum mais l’implosion menaçait ! C’est pourquoi je crains beaucoup le début des ¾ finales du championnat du monde e-mail en septembre car j’aurai à ce moment 26 parties dont 17 par e-mail.

En 9 ans de correspondance, je n’ai presque jamais varié mes ouvertures : 1.c4 avec les blancs, Sveshnikov et Grünfeld avec les noirs. J’ai rempli des dizaines de cahiers d’analyses sur ces ouvertures en me basant surtout sur les parties de l’informateur. Au fur et à mesure, j’ai amélioré et approfondi mon répertoire, mes analyses sont parfois prêtes jusqu’en finale.

Dans la Sveshnikov par exemple, sur la variante 1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 e5 6.Cdb5 d6 7.Fg5 a6 8. Ca3 b5 9.Cd5, il me suffit quelquefois de reconnaître un type de position avant de m’y engager parce que je sais que dans le pire des cas, un certain nombre de finales de tours et fous de couleurs opposées sont très faciles à annuler (pas toutes).

Bien entendu, il faut sans cesse rester à l’affût des nouveautés importantes. Dans un tournoi, une préparation sérieuse permet toujours une bonne entrée en matière et quelques parties plus décontractées mais il faut une certaine expérience du jeu par correspondance avant d’en arriver là.

Depuis moins de 2 ans, je possède une base de données. L’utilisation de cet outil informatique est autorisée et même très fortement répandue. Aujourd’hui, je continue de remplir des pages de cahier, mais de façon beaucoup moins systématique dans l’ouverture car il faut bien reconnaître que ma base de données me facilite énormément la vie, tant je gagne en efficacité aussi bien au niveau structurel (organisation de la pensée) que pratique (gain de temps donc d’énergie). Pour chacune des ouvertures que je suis susceptible de jouer, j’ai créé des bases, puis des sous-bases et ainsi de suite. Je rentre au fur et à mesure les parties des informateurs (plus livres divers) quand elles m’intéressent. Je complète avec mes vieilles analyses écrites et je continue avec les récentes.

Je télécharge aussi des bases de parties trouvées sur internet. Ainsi, dans les parties Hiarcs-Léotard et Léotard-Chess Tiger (défi EE), n’importe quel joueur bien organisé aurait pu gagner. La plupart de mes analyses était prête depuis longtemps bien qu’on ne m’avait jamais joué ces lignes relativement inférieures. Ma tâche fut grandement facilitée car je n’eus qu’à peaufiner quelques variantes jamais choisies par les ordinateurs, mais ce travail me resservira peut-être un jour.

Attention, c’est loin d’être toujours aussi facile ! La plupart du temps, quand mes adversaires me sortent de ma bibliothèque, je suis dans des systèmes qui me sont familiers, mais il faut jouer ! A ce moment-là, je n’ai plus besoin de rien et surtout pas d’un programme de jeu. J’élimine tous les parasites ambiants pour mieux me couper du reste du monde et la méditation commence.

Le travail le plus important consiste à m’imprégner de la position, de telle sorte que celle-ci vive en moi, en permanence et n’importe où. Pour ce faire, je ne touche pas aux pièces dans un premier temps, comme à la pendule, sauf que là, il ne s’agit que d’une étape préparatoire. Une fois que j’ai repéré les facteurs déterminants de la position (sans obligatoirement avoir déjà bien compris tout le sens de la position, évidemment) je fais la liste des coups candidats, liste qu’il ne faut pas craindre d’élargir tant un coup d’apparence saugrenue peut parfois s’avérer intéressant. Je ne sais pas trop combien de temps peut durer tout cela, disons de 15 minutes à 1h30 selon les positions. Inutile de dire qu’il faut recommencer cette démarche essentielle pour chaque nouveau coup dans chaque partie.

Ensuite seulement, je touche aux pièces. J’élimine plus ou moins rapidement quelques coups candidats pour n’en garder que 3 ou 4, parfois plus selon les positions. J’ai toujours un a priori sur un coup, mais ce n’est pas toujours celui que je retiens. Je commence à analyser les 3 ou 4 en profondeur. A ce moment là, il s’est écoulé pas mal de temps, je fais une pause ou je passe à une autre partie. Cette coupure est absolument indispensable au travail du subconscient.

Quand je reprends (parfois 4 ou 5 jours après), la position m’est déjà plus familière bien que je n’y aie pas encore retouché. Je recommence toujours là où en était ma réflexion. Les interruptions plus ou moins brèves s’enchaînent jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que le coup que je pense être le meilleur. Je vérifie mes analyses et les pousse un peu plus loin.

Il est rare que je change d’avis à ce stade mais il est déjà arrivé qu’une pointe tactique m’ait échappé et que je doive refaire tout le travail pour me rabattre sur un autre coup candidat, c’est très désagréable.

Pour en arriver à la décision finale dans les positions les plus difficiles à jouer, tout ce travail pour un coup s’étale sur rarement moins de 15 jours, je suis déjà allé jusqu’à un mois et même plus avec le temps des vacances. Pour une position «normalement compliquée», il faut compter une semaine en moyenne. D’où un autre aspect important de la préparation des ouvertures : les premiers coups permettent d’économiser des jours de réflexion que je récupère précieusement dans les positions où j’ai besoin de temps.

C’est souvent dans les milieux de partie que je fais la différence. Dès la sortie de ma bibliothèque, je continue d’allègrement remplir des cahiers, mais grâce au progrès, je peux maintenant rentrer à l’écran ce que j’appelle la synthèse de mes analyses. Il n’empêche que je dois encore manquer d’organisation, car une fois la partie terminée, j’ai un mal fou à retrouver dans mon fouillis le détail des variantes étudiées quelques mois auparavant. C’est pour cela que, dans mes commentaires de parties, je ne donne qu’une infime portion de mes analyses.

6) Il a été remarqué que ton «défi machines» sur EE n’avait guère de sens, dans la mesure où aucune clause n’interdisait de se servir de la même machine pour la battre. Si x est positif, x+y est toujours supérieur à y ! Ta réaction ?

S’il n’y avait pas cette clause, c’est que cela allait de soi. De toute façon, ce raisonnement ne tient pas la route car, à partir d’un certain niveau de compréhension du jeu, certains joueurs seraient bien plus forts s’ils n’utilisaient pas la machine dont ils sont devenus l’esclave et dont ils reproduisent systématiquement les fautes.

Le joueur par correspondance est un indépendant et l’esprit critique doit être l’une de ses qualités premières. Il me serait moralement impossible de faire confiance au jeu d’une machine et aujourd’hui, j’en suis même à douter de certaines analyses des meilleurs GMI pendule. Je crois que la partie Léotard-Vigneron (Championnat de France 1996) illustre bien ces propos.

7) Ton défi et la remarque précédente sont à l’origine du célèbre match hommes-machines. On a dit que cela t’intéresse. Quel est ton opinion sur le principe et sur les parties en cours ? Va-t-on prendre une raclée ?

Oui, ce match est intéressant. Au départ, je craignais l’inexpérience totale des participants : seulement deux d’entre eux ont un classement correspondance !

Je craignais qu’ils ne soient pas tous capables de véritablement vivre leur partie, qualité indispensable par correspondance, comme je l’ai expliqué avant. Je constate d’ailleurs que certains ont joué trop vite.

Je craignais aussi un certain manque de motivation et, malheureusement, un joueur n’a plus donné signe de vie au bout de quelques coups, comme c’est trop souvent le cas de ceux qui veulent essayer le JPC «juste pour voir».

La moyenne du niveau pendule n’est pas très élevée.

Bref, on peut dire que l’opposition humaine aurait pu être beaucoup plus forte. Quelques petits elo semblent en difficulté mais, malgré tout, la plupart des joueurs, pourtant novices du JPC, sont en train de démontrer qu’il est facile de rivaliser, voire de prendre aisément l’avantage: dans une partie, Fritz 6 a rapidement perdu une pièce !

8) La plupart des meilleurs du JPC (du passé ou du présent) ont un niveau pendule de MI, voire de GMI. C’est loin d’être ton cas. Comment l’expliques-tu ? En particulier, comment est-il possible de rehausser ainsi son niveau en passant de pendule à JPC ?

Ceci est inexact. Il suffit de consulter le classement ICCF pour constater que de nombreux MI OU GMI pendule sont devancés par des anonymes. Regardez la tête de liste et vous n’y trouverez aucun joueur célèbre à part Ulf Anderson dont le classement va d’ailleurs être revu à la baisse suite à quelques prestations très décevantes.

Pour prendre un exemple qui nous touche de plus près, je signale que le GMI français Michel Lecroq n’a jamais dépassé le niveau 2000 à la pendule alors qu’il a fini troisième du 14ième Championnat du Monde.

Nombre de titrés FIDE deviennent des joueurs quelconques par correspondance ou abandonnent cette forme de jeu à cause de leur incapacité à s’adapter.

Consultez la base de données de l’AJEC (disponible sur le site), vous constaterez que des joueurs pendule français, certains parmi les tout meilleurs du moment, se sont essayés au jeu par correspondance et se sont cassé les dents face à des inconnus à l’époque où les programmes d’échecs n’existaient pourtant pas.

Notons aussi que deux champions de France à la pendule participèrent, juste après leur titre, au championnat de France par correspondance : Letzelter en 1972 et Bernard en 1991. L’un finit 3ième et l’autre 2ième, tout est dit.

Autres exemples : Peter Leko a subi un cuisant revers contre Pankratov (EE n°491), j’ai récemment battu en 30 coups le MI FIDE Slobodan Mirkovic et Michel Lecroq vient d’infliger au GMI FIDE Danielsen une défaite en 28 coups (voir parties commentées). Ceci serait quasiment inenvisageable à la pendule.

Une chose est absolument certaine et c’est peut-être la seule à retenir : quand je joue à la pendule et quand je joue par correspondance, je ne pratique pas le même jeu. A la pendule, je tourne autour des 2000 elo (2050 actuellement) en jouant en moyenne une quinzaine de parties par an. Je pense que j’obtiendrais un classement FIDE aux alentours de 2200 si je jouais régulièrement. Cela fait donc environ 400 points d’écart par rapport à mon classement correspondance, ce qui reste raisonnable.

Ma toute première expérience du jeu par correspondance date de 1984, un tournoi Europe Echecs, j’avais 18 ans. J’ai fait 3,5/4 mais le besoin de jouer à la pendule a tout de suite repris le dessus et je ne le regrette pas car c’est devant l’échiquier qu’on acquiert toutes les bases nécessaires à une bonne intuition du jeu, ce sixième sens si important par correspondance. Je dis intuition plutôt que compréhension car je crois qu’on «sent» les échecs plus qu’on ne les comprend.

Jusqu’en 1988, j’ai joué régulièrement, obtenant des résultats qui me permirent de franchir rapidement la barre des 2000. Puis ce fut quatre années d’interruption presque complète du jeu, le temps de «s’installer dans la vie» comme on dit. N’ayant pas alors la possibilité de reprendre le jeu pendule, je m’inscrivis à mon tout premier tournoi AJEC : 12 parties dans le tournoi 1212 en 1992 ! Je ne vous cacherai pas qu’à cette époque, avec dans la tête la certitude d’un «bon niveau», j’entendais bien démontrer que le jeu par correspondance n’était que, selon ce qui s’est toujours murmuré dans les travées des salles de tournoi, le refuge des frustrés du jeu pendule.

Ainsi, comme en 1984, je gagnais mes premières parties «facilement», devenant de plus en plus sûr de moi et ne réfléchissant jamais plus de quinze à vingt minutes sur une position. En somme, c’était trop simple et la vie était belle. Tellement belle que j’abusais largement de ses plaisirs, jusqu’à, par deux fois, frôler le pire …

L’esprit égaré, entre deux erreurs de jeunesse, c’est ainsi que mes parties avançaient. Et c’est là que se situe le tournant de l’histoire, car un jour, dans un accès de lucidité, je compris, stupéfait, que trois parties étaient en train de m’échapper. Malgré cette prise de conscience, il était trop tard et je ne pus en sauver aucune des trois. Complètement sonné après cette douloureuse expérience, j’ai compris que le jeu par correspondance exigeait que l’on y consacre du temps et de l’énergie.

Alors, je m’y suis mis à fond, y consacrant graduellement toujours plus de mon temps libre, ce qui eut principalement le mérite de mettre un terme à tous mes problèmes personnels. Peu à peu, à mesure qu’augmentait le niveau de jeu de mes adversaires, j’ai découvert l’incroyable spécificité du joueur par correspondance : au gré de certains styles pour le moins déroutants, de certaines ouvertures «peu recommandées» qu’on me jouait, j’ai compris que le JPC était un autre monde et que ce qui se murmurait dans les travées des salles de tournoi était bien loin de la vérité.

La suite de l’histoire, c’est d’innombrables heures seul face à l’échiquier, une recherche de tous les instants, même en dormant (voir partie Léotard-Pasko) ! Voilà pourquoi je n’ai plus perdu depuis ce premier tournoi.

Enfin, il faut savoir que le jeu par correspondance au plus haut niveau est une spécificité restrictive : aborder les échecs de façon aussi spécialisée et compétitive ne permet pas d’effectuer des progrès sensibles à la pendule. De plus, cela exige une disponibilité qui n’est pas toujours facilement conciliable avec les exigences sociales et familiales. Quand le rythme des parties s’accélère, il faut être prêt à consentir quelques sacrifices. Au stress de la vie quotidienne s’ajoutent la tension et la fatigue qu’engendrent les longues analyses. Dans ces conditions, il est souvent nécessaire de puiser dans les réserves d’énergie, ce qui demande beaucoup de volonté.

En revanche, quand il est abordé de façon ludique mais néanmoins réfléchie, le jeu par correspondance est un immense laboratoire, un formidable tremplin pour le jeu pendule. Mais alors, il faut jouer beaucoup de parties sans que prime le résultat, ne pas «se prendre la tête» des jours entiers sur une position, construire son répertoire d’ouvertures à partir de variantes originales, essayer des gambits, jouer des tournois thématiques ou des matchs défis à partir d’une position donnée etc …

J’ai presque envie de dire : si vous voulez progresser à la pendule, ne vous prenez pas au sérieux par correspondance. Investissez-vous, mais pas trop, juste ce qu’il faut. Alors, vous prendrez du plaisir et vous irez jusqu’à en tomber amoureux de votre facteur !

Pour terminer, je cite Michel Lecroq, dont l’expérience est immense après plus de trente années de pratique : «Devant une position donnée, un joueur pendule trouve rapidement un bon coup. En réfléchissant plus, il trouvera mieux mais atteindra rapidement le maximum de ce qu’il peut trouver. Cela n’est pas péjoratif, ce maximum peut être très élevé. Un joueur JPC errera quelques temps dans la position. La qualité de son analyse sera proportionnelle au temps passé. S’il veut atteindre le maximum de ses possibilités, il devra investir beaucoup de temps. Ce maximum sera en général supérieur au maximum d’un joueur pendule. Voilà qui explique pourquoi on peut avoir des classements pendule et JPC très différents, cela dépend de la forme d’intelligence que l’on a. Il est donc superflu de porter un jugement là dessus, il dépend du fait qu’on privilégie la rapidité ou la réflexion. C’est pour cela que j’ai vu d’un mauvais oeil le jeu e-mail à la cadence 40 jours/10 coups, cela avantage les intelligences “rapides”. A 60 jours/10 coups, cela donne sa chance à tout le monde.»

9) Je te remercie, Christophe. J’aime les nombres ronds et les réponses claires !

J’ai essayé d’être le plus clair possible.

Palmarès de Christophe Léotard

  • Champion de France 1995 (+7=3-0)
  • Champion de France 1996 (+5=3-0)
  • Champion de France 1997 (+9=3-0)
  • Vainqueur du tournoi WT/M/GT/349 qualificatif au championnat du monde (+10=4-0)
  • Vainqueur du groupe 3 de la Semi-Finale du 22ème championnat du monde (+9=5-0). Titre de MI.
  • Meilleur score au 4ème échiquier (groupe 4) de l’équipe de France lors des préliminaires des XIIIèmes Olympiades (+8=4-0). Titre de SIM.
  • Vainqueur du tournoi de Grands Maîtres «Amici Sumus» (+7=7-0). Titre de GMI.
  • Vainqueur du match contre les programmes Hiarcs et Chess Tiger (+3=1-0).
  • Vainqueur du tournoi de Grands Maîtres «Paul Keres 85».
  • Vainqueur de la section 3 du XXème tournoi des candidats, qualifié pour la finale du championnat du monde.
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